« je n'en peux plus je ne sais plus par où commencer il faut me préparer à vider les lieux où toute une partie de moi-même est incrustée depuis vingt-huit ans des jours des semaines oppressants que ça dure peux plus endurer à bout de nerfs gorge serrée à étouffer »
Un homme de passage, Serge Doubrovsky
On se souviendra de tous ces moments qu’on n’aura pas partagés. Ces escapades nocturnes, ces nuits sur la plage, ces trajets qu'on voulait infinis parce qu’on aimait le silence des routes, la nuit. On aimera l’idée de ce faux passé commun ; c’est normal, on a toujours eu beaucoup d’imagination. On rira sans doute, parce qu’on se trouvera tout de même un peu stupides, allongés sur l’herbe, à regarder des étoiles qui sont peut-être déjà mortes depuis longtemps. On se dira que c’est la faute de la lumière ; elle n’est pas assez rapide pour nous. On se racontera des histoires sans comprendre que nos mots ont un goût de tabac froid sur nos lèvres. Ton sourire. Et on dansera aussi ; on sautillera ; on hurlera. On aura l’air fou ; tout juste ce qu’il faut pour que les autres aient peur de nous. Fous. C’est peut-être ce que nous sommes au fond. On ouvrira une fenêtre imaginaire et on se souviendra à quel point nous fûmes émerveillés la première fois qu’on regarda au travers de la fenêtre de ma chambre, à Paris. La rue. Le petit square. Le lampadaire grésille. Ce couple d’amoureux court sous la pluie et s’embrasse sous ce porche. On avait crié « Ils sont amoureux !!! » avant de se cacher derrière les rideaux. On trouvait ça dégoûtant et on s’était promis de ne jamais participer à ces bêtises d'adultes. Je crois qu’ils avaient ri. Nous aussi. La bonne époque. Joie. On rit encore. Ça nous arrive parfois, sous ce saule qu’on aime tant. Quand nous étions enfants, nous adorions grimper sur ses branches. Maman avait toujours peur, t’en souviens-tu ? Elle criait : « Descendez les enfants, vous allez vous faire mal ». Le jour où je suis tombé, elle a eu très peur. Et nous, on riait aux éclats, parce qu’on se rendait compte qu’on était vivants. On était heureux, on souriait, pour de vrai. On n’était pas obligés de mentir pour être comme tout le monde. On aimait cette vie de petits enfants, sans responsabilité et sans souci. On ignorait encore à l’époque qu’on deviendrait insignifiants ; qu'on ne serait qu' « un homme de passage ».